Comment depuis 1967 l’occupation détruit la vie des villages palestiniens
En haut d’une colline, face au coucher du soleil, se trouve la maison-container d’Abdallah Abu Fazaa, en lisière du village de Taybeh, au nord-est de Ramallah. À moins de cinq minutes du centre du village, Abdallah continue à vivre comme un Bédouin, comme sa famille l’a toujours fait — ou du moins, il essaie. Avec moins de dix moutons dans un petit enclos à côté de sa maison, l’espace ouvert sur la colline est à peine suffisant pour faire paître ce qui reste de son troupeau.
La petite zone qu’il occupe maintenant n’a rien à voir avec les vastes collines où il passait ses journées avec ses fils à garder des dizaines de chèvres et de moutons, sur les pentes est de la vallée du Jourdain, entre Taybeh et Jéricho. Tout a changé après le 7 octobre 2023.
À un simple regard de son père, le plus jeune fils d’Abdallah, Ibrahim, se lève d’un matelas posé au sol — typique des maisons bédouines — attrape une théière posée au centre de la pièce réservée aux invités, et sert une tasse de thé bien sucré, comme le veut la tradition d’hospitalité des Bédouins. Toujours de la main droite, comme le veut la politesse dans leur culture. Pendant ce temps, son père allume une cigarette et fait signe de la main qu’il ne veut pas être photographié.
Un salon bédouin dans la communauté de Ain Samia, expulsée en août 2023 par l’armée israélienne / Photo par Qassam Muaddi
Abdallah et sa famille ont été chassés des pentes de Taybeh par des colons israéliens, peu avant le début de la guerre à Gaza. Comme toutes les autres familles de leur communauté. Aujourd’hui, il n’ose plus s’approcher des lieux où il a grandi, là où les colons installent des systèmes d’irrigation depuis plus d’un an et demi, et utilisent les collines pour faire paître leurs vaches.
Il a peur d’être attaqué, voire tué, s’il revient. Repoussé à la périphérie de la ville, près des oliveraies des familles palestiniennes de Taybeh, il a dû réduire son troupeau pour pouvoir continuer à vivre de l’élevage. Il avoue : « Quand tu ne peux plus bouger et que tu es obligé de rester au même endroit, tu n’es plus vraiment un Bédouin. »
Mais ce n’est pas la première fois que la famille d’Abdallah subit l’expulsion ou des restrictions de déplacement. Depuis des décennies, les Bédouins sont devenus partie intégrante de la vie des villages et des villes proches, comme Taybeh. Leur expulsion s’est faite en même temps que l’accaparement des terres agricoles, ce qui a bouleversé la vie des habitants.
« Avant l’occupation de 1967, on était tous paysans, on vivait de la terre, et les Bédouins faisaient partie du rythme agricole annuel », raconte Naameh Abdallah, 83 ans, originaire de Taybeh. « Toutes les terres qui sont aujourd’hui classées en zone C entre Taybeh et Jéricho appartiennent aux familles de Taybeh, et elles étaient cultivées », explique-t-elle.
« On cultivait ces terres avec différentes cultures selon les saisons. On gardait la moitié pour le blé, avec lequel on faisait tout notre pain, et l’autre moitié on la cultivait avec des pois chiches, des lentilles, du sésame ou d’autres grains, selon la saison. Puis l’année suivante, on intervertissait », poursuit-elle.
Abdallah raconte qu’en été, les familles bédouines remontaient de la vallée du Jourdain et des alentours de Jéricho vers les hauteurs, pour fuir la chaleur. « Ils installaient leurs campements sur nos terres, les utilisaient pour le pâturage, et les fertilisaient avec leurs troupeaux. On avait des accords oraux avec eux », explique-t-il. « Ils nous payaient avec un agneau, ou bien du lait ou du fromage, et nous, on leur donnait aussi une partie de nos récoltes. C’est pour ça qu’on a toujours eu de bonnes relations avec les Bédouins, et qu’on les considère encore aujourd’hui comme faisant partie du village. »
Le village de Taybeh et ses collines orientales, cultivées par les villageois jusqu’à 1967 / Photo par Hussein Shijaiyeh
Mais ces relations ont commencé à changer avec les bouleversements provoqués par l’occupation israélienne de 1967, qui a transformé en profondeur l’économie rurale en Palestine. Une des conséquences a été la rupture du lien entre les Palestiniens et leurs terres — et entre eux.
« Pour nous, c’était un nouvel épisode du même processus qui avait commencé en 1948 », souligne Abdallah Abu Fazaa. « Notre famille fait partie de la tribu bédouine des Kaabnah, qui s’étend du nord du désert d’Arabie, au sud de la Jordanie, en passant par le désert du Naqab jusqu’aux collines d’Hébron. On vivait entre les collines du sud d’Hébron et le nord du Naqab, jusqu’à ce qu’on soit expulsés pendant la Nakba en 1948. On a alors dû partir vers la vallée du Jourdain, où on a pu continuer notre mode de vie bédouin. »
« Avant 1967, on bougeait entre la zone d’al-Auja, juste à côté de Jéricho, et les pentes de Taybeh, à 6 ou 8 kilomètres en contrebas du village, où les gens de Taybeh cultivaient encore leurs terres », décrit-il.
Après l’occupation, les plaines basses d’al-Auja sont devenues inaccessibles à la famille d’Abu Fazaa, car l’armée israélienne a transformé cette zone en terrain d’entraînement militaire. Ils ont donc été contraints de déplacer leur cycle saisonnier de transhumance plus haut. « Les collines où on campait l’été sont devenues notre lieu d’hivernage, et l’été, on montait encore plus haut, presque jusqu’aux abords du village, à côté des oliveraies. C’est à ce moment-là que les choses se sont compliquées. »
Les oliveraies et la terre agricole de Taybeh, au bord du village, la dernier espace vert du village accessible aux habitants / Photo par Qassam Muaddi
Ce qui a suivi, c’est une série de bouleversements sociaux provoqués par l’occupation. L’agriculture à Taybeh a été décimée, car les terres cultivées ont été confisquées par l’armée israélienne, puis utilisées pour construire la colonie d’Ofra. « L’occupation de 1967 a mis fin à l’agriculture telle qu’on la connaissait », dit Naameh Abdallah. « Je me souviens qu’en juin 1967, mon père — paix à son âme — et deux de mes frères étaient en train de moissonner le blé dans les champs de l’ouest du village, quand l’armée israélienne est arrivée et leur a ordonné de partir immédiatement, les forçant à laisser la récolte sur place. C’était la dernière fois qu’on a pu accéder à ces terres », ajoute-t-elle. « Aujourd’hui, il y a la colonie israélienne d’Ofra à leur place,» se souvient-elle.
« C’était le blé qu’on avait cultivé au bas des collines orientales, chez les bédouins, où la dernière racolte de blé était celle-là, en l’été de 1967, quand l’occupation s’est passée, » elle continue.
« On cultivait plus de cent dounams (un dunam est un dixième d’hectare), et malgré ça, on avait à peine de quoi vivre et vendre un peu, parce qu’on était une grande famille de douze personnes », continue-t-elle. « Mais quand on a perdu l’accès à une grande partie de nos terres, tout a changé. Trois de mes frères sont partis aux États-Unis pour chercher du travail, et dans la famille de mon oncle, ceux qui ne sont pas partis ont commencé à travailler dans le bâtiment, souvent en Israël, parce que c’était le seul travail qui rapportait assez pour vivre, à moins d’avoir fait des études. Petit à petit, on a été forcés d’arrêter d’être des paysans. »
Dans les années 1970, alors qu’Israël intensifiait sa politique de colonisation en Cisjordanie, de plus en plus de terres sont devenues inaccessibles aux Palestiniens. L’outil le plus couramment utilisé à l’époque était la création de « zones militaires », qui servaient souvent plus tard de base pour de nouvelles colonies. Comme l’a révélé le magazine israélien +972, Ariel Sharon, alors ministre de l’Agriculture, a reconnu lors d’une réunion avec des responsables de l’Organisation sioniste mondiale (dont les procès-verbaux datent de 1979) que le but de ces zones militaires était de créer des « réserves foncières » pour l’expansion des colonies.
Cette politique a rendu presque impossible toute utilisation durable de ces terres par les Palestiniens, en particulier celles situées hors des zones urbaines ou des plans d’aménagement agricole des villes et villages. Ces régions deviendront plus tard ce qu’on appelle la « zone C » dans les accords d’Oslo des années 1990, sous contrôle israélien direct, sans aucune présence autorisée de l’Autorité palestinienne.
Une famille de Taybeh pendant la racolte des olives dans ses terres, octobre 2015 / Photo par Qassam Muaddi
« Dans ces zones-là, on ne pouvait plus cultiver comme avant. Et comme de plus en plus de jeunes faisaient des études, cherchaient des emplois stables ou partaient à l’étranger, il n’y avait plus assez de main-d’œuvre pour continuer à cultiver. Alors on a commencé à dépendre davantage des familles bédouines pour entretenir les terres », remarque Naameh Abdallah.
De son côté, Abdallah Abu Fazaa explique : « L’endroit où mon père et sa génération allaient faire paître leurs troupeaux l’été, et où ils fertilisaient la terre pour que les gens de Taybeh la cultivent l’hiver, est devenu notre lieu de vie semi-permanent. Les habitants de Taybeh n’y cultivaient plus. Et juste à la sortie de la ville, là où mon père n’allait jamais et où les gens de Taybeh cultivaient toute l’année, c’est devenu notre lieu d’estivage. Puis les colons sont arrivés, accompagnés de l’armée israélienne. »
En 1977, Israël a établi la colonie de Rimonim sur une colline juste à l’extérieur de Taybeh, sur des terres appartenant aux familles du village. Les familles bédouines qui vivaient dans les terres agricoles autour du village ont peu à peu dû s’habituer à voir leur espace de pâturage réduit chaque année par les colons et l’armée.
L’emplacement de Rimonim n’était pas un hasard. Il se trouve juste à côté de la route Allon, que les autorités israéliennes ont commencé à planifier après la guerre de 1967. L’objectif de ce projet était de créer une route israélienne nord-sud longeant le flanc est de la Cisjordanie, séparant les collines de Ramallah et Naplouse de la vallée du Jourdain. Le plan Allon, du nom du politicien israélien Yigal Allon, visait à assurer un contrôle israélien total de la vallée du Jourdain côté Cisjordanie, pour des « raisons de sécurité ».
LEs tentes d’une famille bédouine déplacée des collines orientales de Taybeh, installée désormais aux bord du village / Photo par Qassam Muaddi
Khalil Tafakji, expert palestinien en cartographie et en colonies israéliennes, explique que « le plan Allon a été conçu sous un gouvernement travailliste israélien comme un plan de sécurité, mais il est devenu la base du contrôle total d’Israël et de la colonisation de la vallée du Jourdain dans les années qui ont suivi, puisque toutes les terres à l’est de la route Allon sont classées en zone C ». Selon lui, « le plan d’annexion de la vallée du Jourdain que Benjamin Netanyahu a proposé en 2019 n’est rien d’autre qu’une reprise du plan Allon, cette fois en y ajoutant explicitement le mot “annexion”, ce qui en fait un projet de droite, bien qu’il ait été conçu à l’origine par un gouvernement de gauche dans les années 1970. »
Dès les années 1970 et 1980, Israël a établi environ 21 colonies le long de la route Allon, traçant ainsi une ligne de contrôle israélien le long de la bordure est des collines de Cisjordanie. L’une de ces colonies était Rimonim. Les terres perdues par les Palestiniens dans ce processus comprenaient celles de culture de Taybeh. Les communautés bédouines, elles, ont continué à vivre selon leur mode de vie saisonnier, montant et descendant les pentes et gardant ainsi une présence palestinienne sur ces terres que les villageois de Taybeh ne pouvaient plus cultiver. Mais cela a commencé à changer en 2020.
« En 2020, les colons israéliens sont devenus plus agressifs, surtout dans les pentes », raconte Abdallah Abu Fazaa. « D’abord, ils se sont approchés de nos maisons, ont harcelé nos moutons, puis on n’a plus pu les faire paître dans certaines zones. Ensuite, ils se sont approchés encore plus, plus souvent, jusqu’à ce qu’après les attaques du 7 octobre, ils attaquent toutes les communautés des pentes en grand nombre, menaçant les gens avec des armes pour les faire fuir. »
« J’avais déjà déménagé à la périphérie de Taybeh au début de l’été 2023, et quand la guerre a commencé, c’était presque le moment de redescendre vers les pentes. Mais au lieu de ça, j’ai vu un flot de familles bédouines remonter vers Taybeh et les villages voisins, dès la première semaine de la guerre à Gaza, parce qu’elles avaient été expulsées par les colons », poursuit Abu Fazaa. « Plus tard, je suis allé seul à l’endroit où vivait notre communauté, et j’ai trouvé que les colons avaient tout pris : ils avaient démonté nos abris, emporté nos affaires, et j’ai compris qu’on ne pourrait plus jamais y retourner », soupire-t-il. « Cet endroit, dans les pentes de Taybeh, c’est là où ma mère m’a donné naissance, et là où j’ai grandi. »
Depuis octobre 2023, les colons israéliens ont expulsé 18 communautés bédouines sur les pentes est dans les régions de Ramallah et Naplouse. Selon l’organisation Al-Baidar, qui défend les droits des Bédouins, les violences des colons ont entraîné l’expulsion d’environ 62 communautés bédouines à travers toute la Cisjordanie, déplaçant près de 12 000 Bédouins palestiniens.
Des palestiniens de Taybeh pendant la recolte de olives / Photopar Qassam Muaddi
si j’ai changé de mode de vie, ce n’est ni par choix ni par confort, mais par contrainte
« Les Bédouins font partie de la vie de notre village, et de notre lien avec les terres auxquelles on n’a plus accès, que ce soit pour cultiver ou construire. Même si beaucoup de jeunes Bédouins sont devenus professeurs ou médecins, leurs familles continuent de vivre comme avant, en gardant des troupeaux », explique Naameh Abdallah. « Mais quand ils n’ont plus d’endroit où faire paître leurs animaux, et qu’ils s’approchent trop des oliveraies, ça provoque des tensions avec les familles du village », ajoute-t-elle.
« Depuis notre expulsion des pentes, les conflits entre Bédouins et villageois ont beaucoup augmenté, parce que souvent les moutons entrent dans les oliveraies, qui, pour les habitants de Taybeh, sont aussi précieuses que notre bétail l’est pour nous, les Bédouins », souligne Abdallah Abu Fazaa.
« Pour éviter ça, j’ai vendu la majorité de mes moutons, et j’ai réduit mon troupeau à dix seulement, ce que je peux gérer sur cette colline. J’ai acheté ce petit terrain avec l’argent que j’avais, et c’est là que j’ai construit ma maison », précise-t-il. « Maintenant, je possède un morceau de terre au lieu d’un grand troupeau. L’étape suivante serait de construire une maison en béton, puisque je ne bouge plus, et de me débarrasser des derniers moutons avant que cette colline ne devienne une zone résidentielle... mais ça, je n’arrive pas encore à le faire », dit-il en souriant à moitié, pendant que son fils cadet, Ibrahim, se lève du matelas posé au sol — typique des foyers bédouins — et sert à nouveau à son invité un verre de thé très sucré, de la main droite.
« Je suis toujours un Bédouin, et si j’ai changé de mode de vie, ce n’est ni par choix ni par confort, mais par contrainte. Par la force de l’occupation et des colons », conclut-il, s’interrompant au milieu de sa phrase comme pour retenir sa pensée. Il pousse un long soupir de lassitude, et regarde au loin, depuis sa maison-container, la colline baignée par le soleil couchant au-dessus des collines de Taybeh.
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