Umm Saad, qui a vĂ©cu avec ma famille dans la GhĂ©besseya des annĂ©es quâon ne peut dĂ©nombrer et qui a vĂ©cu ensuite dans les camps des dĂ©chirures que personne ne peut porter sur les Ă©paules, continue Ă se rendre, tous les mardis, dans notre demeure. Elle regarde les objets avec ce sentiment profond dâappartenance et me regarde comme elle le ferait pour son fils. Elle offre Ă mes oreilles lâhistoire de ses malheurs, celle de ses joies et celle de sa fatigue. Mais jamais, elle ne se plaint. Câest une femme dans la quarantaine, me semble-t-il, solide bien plus que ne le serait un roc, patiente bien plus que ne pourrait le supporter la patience, qui passe sa semaine dans des allĂ©es et venues.
Elle vit sa vie des dizaines de fois dans la fatigue et le labeur pour arracher honnĂȘtement sa croĂ»te de pain et celle de ses enfants. Je la connais depuis des annĂ©es. Elle constitue dans le parcours de ma vie une chose dont je ne peux me passer.
Lorsquâelle frappe Ă ma porte et quâelle pose ses pauvres objets dans lâentrĂ©e, lâodeur des camps suinte dans mon ĂȘtre avec leurs tristesses et leurs rĂ©sistances ancestrales, avec leurs dĂ©tresses et leurs espoirs. Le goĂ»t de lâamertume qui mâenvahit jusquâĂ Ă©puisement, une annĂ©e aprĂšs lâautre me revient dans la bouche.
***
"Elle posa son maigre baluchon dans un coin et en tira une branche qui paraissait dessĂ©chĂ©e, quâelle lança vers moi. ââJe lâai coupĂ©e dâune treille rencontrĂ©e sur mon chemin. Je la planterai devant ta porte, et dans quelques annĂ©es, tu mangeras du raisin.â
Je fis tourner entre mes doigts ce sarment qui ressemblait Ă un morceau de bois brun et sec, sans aucune utilitĂ©, et lui dis : âEst-ce vraiment le moment, Umm Saad ? Une simple brindille dessĂ©chĂ©e !â
âCela semble ĂȘtre le cas, mais câest pourtant une vigne."
***
Le dernier mardi, elle arriva comme Ă son habitude. Elle posa ses pauvres objets et se tourna vers moi :
â Cousin, je voudrais te dire quelque chose. Saad est parti.
â Il est parti oĂč ?
â Chez eux.
â Qui ?
â Les fedayins.
â Pourquoi as-tu donc Ă©tĂ© surprise ?
â Moi ? Je nâai pas Ă©tĂ© surprise. Je tâinforme simplement. Je me suis dit que tu voulais peut-ĂȘtre connaĂźtre les nouvelles de Saad.
Et les paumes posĂ©es sur sa poitrine firent un mouvement. Elles Ă©taient belles et solides encore capables dâaccomplir leur besogne. Je ne pense pas quâelles se soient jamais plaintes. Elle dit :
â Non, jâai dit Ă ma voisine ce matin que jâaurais voulu en avoir dix comme lui. Cousin, ma vie sâest consumĂ©e dans ce camp. Tous les soirs, je prie Dieu. Cela fait 20 ans. Si Saad ne partait pas, qui dâautre partirait ?
***
La pauvretĂ©, cousin, la pauvretĂ©... Elle transforme un ange en dĂ©mon et un dĂ©mon en ange. Que pouvait faire Abou Saad [son mari] sinon laisser sa rancĆur Ă©clater contre les autres, contre moi, contre ses propres pensĂ©es ? Abou Saad Ă©tait Ă©crasĂ©, Ă©crasĂ© par la misĂšre, Ă©crasĂ© par lâoppression, Ă©crasĂ© sous sa carte de rationnement, Ă©crasĂ© sous un toit de tĂŽle, Ă©crasĂ© sous la botte de lâĂtat. Que pouvait-il faire ? Le dĂ©part de Saad lui a rendu une part de son Ăąme. Si tu le voyais marcher maintenant, il ressemble Ă un coq fier. Il ne laisse pas passer un jeune homme portant un fusil sans lui taper sur lâĂ©paule, comme si son vieux fusil perdu lui Ă©tait enfin revenu.
***
Un instant, jâai cru quâelle Ă©tait partie, mais alors jâai entendu sa voix traverser les larges battants de la porte ouverte :
âLa vigne a bourgeonnĂ©, cousin, elle a bourgeonnĂ©âŠâ
Je fis quelques pas vers lâentrĂ©e, oĂč Umm Saad Ă©tait penchĂ©e sur la terre. Elle regardait ce petit bourgeon vert Ă©merger avec force du sol quâelle avait labourĂ© depuis un temps qui me semblait, Ă cet instant, infiniment lointain. Cette vieille brindille brunĂątre quâelle mâavait apportĂ©e un matin avait maintenant un Ă©clat, une intensitĂ©, un son.
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