"Vous n'auriez pas dû quitter Haïfa," dit Dove "Et si cela était impossible, vous n’auriez pas dû laisser un nourrisson dans son lit. Et si cela aussi était impossible, vous n’auriez pas dû cesser d’essayer de revenir… Vous dites que cela aussi était impossible ? Vingt ans ont passé, monsieur ! Vingt ans… Qu'avez-vous fait pendant tout ce temps pour retrouver votre fils ? Si j’étais à votre place, j’aurais pris les armes pour ça. Y a-t-il une raison plus forte ? Impuissants ! Impuissants ! Enchaînés par ces lourdes chaînes de retard et de paralysie ! Ne me dites pas que vous avez passé vingt ans à pleurer ! Les larmes ne récupèrent ni les disparus ni les égarés, elles n’accomplissent pas de miracles ! Toutes les larmes de la terre ne peuvent pas porter une petite barque où deux parents chercheraient leur enfant perdu… Et vous avez passé vingt ans à pleurer… Est-ce cela que vous me dites maintenant ? Est-ce votre arme dérisoire et émoussée ?"
(...)
"Ma femme demande si notre lâcheté te donne le droit d’être ainsi," dit Saïd. "Elle reconnaît, avec une certaine innocence, que nous avons été lâches, donc tu as raison, mais cela ne te justifie en rien. Une erreur ajoutée à une erreur ne produit pas une vérité. Si c'était le cas, alors ce qui est arrivé à Yevrat et Myriam à Auschwitz aurait été juste. Mais quand cesserez-vous de considérer la faiblesse des autres et leurs erreurs comme un atout pour vous ? Ces vieux discours sont usés, ces calculs pleins de subterfuges… Parfois vous dites que nos erreurs justifient les vôtres, et parfois vous affirmez que l’injustice ne peut pas être corrigée par une autre injustice… Vous utilisez le premier raisonnement pour justifier votre présence ici, et le second pour éviter notre réaction. Il me semble que vous appréciez ce jeu au plus haut point. Et voilà que tu essaies une fois de plus de transformer notre faiblesse en cheval de bataille que tu chevaucherais… Non, je ne te parle pas en supposant que tu es Arabe, car désormais, je sais mieux que quiconque que l’homme est une cause, et non un simple corps en chair et en sang transmis de génération en génération comme des conserves de viande échangées entre vendeur et client. Je te parle en supposant qu’en fin de compte, tu es un être humain. Juif. Ou sois ce que tu veux. Mais tu dois comprendre les choses comme il se doit… Et je sais qu’un jour, tu comprendras ces choses, et que tu réaliseras que le plus grand crime qu’un homme puisse commettre, quel qu’il soit, est de croire, ne serait-ce qu’un instant, que la faiblesse des autres et leurs erreurs constituent son droit à l’existence à leurs dépens, et qu’elles justifient ses propres erreurs et crimes…
Et toi, crois-tu que nous continuerons à nous tromper ? Et si un jour nous cessions de nous tromper, que te resterait-il ?"
(...)
"C'est cela, la patrie,"
se dit-il en souriant, avant de se tourner vers sa femme :
"-Sais-tu ce qu'est la patrie, Safiyya ? La patrie, c'est que tout cela n'arrive pas."
Sa femme lui demanda, un peu troublée :
"-Qu’est-ce qui t’arrive, Saïd ?"
"-Rien. Rien du tout. Je me posais juste une question. Je cherche la vraie Palestine. La Palestine qui est plus qu’un souvenir, plus qu’une plume de paon, plus qu’un enfant, plus que des gribouillis au crayon sur le mur de l’escalier. Et je me disais : qu'est-ce que la Palestine pour Khaled ? Il ne connaît ni le vase, ni la photo, ni l’escalier, ni Halisa, ni Khaldoun, et pourtant, pour lui, elle vaut la peine qu’on prenne les armes et qu’on meure pour elle. Alors que pour nous, toi et moi, elle est juste une quête de quelque chose sous la poussière du souvenir, et regarde ce que nous avons trouvé sous cette poussière… encore de la poussière ! Nous avons commis l’erreur de croire que la patrie était seulement le passé, alors que pour Khaled, la patrie est l’avenir. C’est ainsi que s’est produit l’écart, et c’est ainsi que Khaled a voulu prendre les armes. Des dizaines de milliers comme Khaled ne s’arrêtent pas devant les larmes inutiles des hommes qui cherchent dans les profondeurs de leurs défaites les restes de leurs armures et les résidus de fleurs fanées.
Dove est notre honte, mais Khaled est notre honneur intact… Ne t’ai-je pas dit dès le début qu’il aurait fallu ne pas venir… et que cela nécessiterait une guerre ? … Allons-y."
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